Chapitre 192

Maudite Chapelle

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Lorsque Florence arriva près de la bâtisse en ruines, elle dut se rendre à l’évidence : sa connaissance de Falmouth Manor n’était pas aussi profonde qu’elle voulait le croire. Sixtine n’avait pas complètement eu tort.

La chapelle, contrairement à ce qu’elle avait présumé, n’était pas tout à fait adossée à la falaise. L’arête de l’angle de la façade est se tenait à environ un mètre de la roche en elle-même – juste assez pour y laisser passer un homme. Une forêt de ronces et de lierre aussi haute que le bâtiment lui-même habitait cet espace sauvage et sombre et cachait des détritus accumulés par le temps : une vieille pioche rouillée, des gravats, de vieux tuyaux, des bouts de sacs plastiques. Seules des machines pourraient venir à bout de cette jungle d’épines qui cachait la façade ouest et se faufilait jusque dans le toit percé. De plus, elle se mêlait à la végétation de la falaise elle-même : voilà pourquoi Florence avait toujours pensé qu’elle était adossée à la roche. Elle se rassura en se disant que, finalement, c’était tout comme.

Qui aurait pris la peine de construire une rosace à cet endroit, alors que la lumière ne pouvait jamais y pénétrer ? À la place, les architectes avaient dû décider de placer le grand ange, qui se trouvait à cette extrémité de la chapelle.

Florence retourna sur ses pas ; lorsqu’elle passa devant la toute dernière fenêtre avant la forêt d’épines, elle put admirer le profil de l’ange vêtu de mousse. Vu d’ici, il semblait encore plus grand, perché sur son estrade dans le chœur. Elle observa le transept devant lui, l’abside derrière. Puis, lentement, elle se retourna, et évalua la distance entre l’endroit où elle se trouvait et la falaise. Elle resta un instant immobile, répétant ses observations. Son cœur se mit à battre avant même qu’elle puisse formuler sa pensée.

Les dimensions ne collaient pas.

Elle compta les pas de ses bottes de pluie entre la fenêtre et l’angle du bâtiment. Puis elle fit le tour du bâtiment pour y pénétrer par la double porte en bois et trotta jusqu’au pied du grand ange, pile devant la fenêtre où elle s’était tenue quelques instants auparavant.

Elle mesura ses pas.

Non, elle n’avait pas rêvé. Il manquait au moins cinq mètres.


Florence palpa le mur de pierre derrière le grand ange. Ses doigts se recroquevillèrent lorsqu’ils rencontrèrent le froid, l’humidité, le pourri. Elle tira sur sa manche et tapa de son poignet.

Bam bam.

Que cherchait-elle exactement, à part une explication rationnelle à cette anomalie ? Le saurait-elle si elle rencontrait… le vide ?

Bam bam.

Le son, comme un cœur qui bat, se perdait dans le vide de la chapelle. Quelle était l’épaisseur des murs porteurs d’un bâtiment de ce type ? Elle jura contre Max de n’être pas avec elle ; lui aurait eu la réponse à ces questions, il aurait trouvé les indices invisibles d’un éventuel défaut de construction.

Bam bam.

Sans doute Max avait-il déjà vérifié cette différence entre la surface au sol et la longueur du bâtiment, avant de partir pour l’Indonésie ? Elle grommela. Elle perdait probablement son temps ; comme d’habitude, ses efforts ne feraient pas grande différence.

Clank clank.

Florence s’immobilisa. Un frisson parcourut son dos.

Elle tapa à nouveau, cette fois avec la paume de sa main.

Clank clank.

Elle répéta son geste un mètre plus loin, avant de revenir à l’endroit où elle s’était arrêtée.

Bam bam.

Clank clank.

Aucun doute possible. Ses coups sonnaient différemment. Elle continua de frapper avec vigueur tout autour, tentant de délimiter la surface où elle soupçonnait un creux. Elle tira un banc cassé contre la paroi et y grimpa pour palper le haut du mur.

Elle descendit et recula de quelques pas, cachant ses mains gelées à l’intérieur de ses manches. Elle considéra l’ensemble du grand pan de mur, derrière l’ange. Il semblait ne faire qu’un. Pourtant, elle en était certaine.

Il y avait une porte cachée dans le coin droit.

Et une pioche rouillée à portée de main.

La promesse d’une aventure à venir élargit son sourire.

La modération n’avait jamais été une des qualités de Florence.

Elle réussit pourtant à maîtriser son envie de détruire la moitié de la chapelle pour découvrir ce que cachait l’anomalie de construction, et se contenta de tapoter la partie droite du mur avec le bout de la pioche. Néanmoins, le vieil outil, dont elle avait mal anticipé le poids, s’écrasa contre la pierre avec fracas. Le bruit résonna dans toute la chapelle ; un oiseau lové dans une fenêtre cassée s’enfuit à tire-d’aile.

Un fragment de plâtre de la taille d’une main se détacha et s’effrita au pied de Florence. Il révéla une autre surface, orangée.

Elle répéta le geste plus à gauche le long du mur : la pointe de la pioche ne réussit qu’à couvrir son visage de poussière, et même ses coups plus violents ne parvinrent pas à dévoiler à nouveau le matériau orangé.

Elle revint à l’endroit du creux. Quelques minutes plus tard, ses bottes en caoutchouc étaient couvertes de fragments de plâtre, et elle faisait face à un mur de briques rouges de la taille de l’encadrement d’une porte.

Florence leva les yeux au ciel. Au-delà du plafond percé, dont les ornements gothiques formaient un puzzle incomplet, elle vit l’entremêlement de poutres qui tenaient le toit. Ses yeux suivirent l’architecture, lézardèrent entre les fissures, cherchèrent les vulnérabilités de la chapelle en ruine.

Les détails comme les règles de construction ou d’ingénierie, voire même la loi universelle de la gravitation de Newton, n’avaient aucune chance face à la détermination de Florence, attisée par une invincible curiosité. Elle était à nouveau la petite fille intoxiquée par l’audace de la Princesse Pirate, flanquée de lieutenants imaginaires et prête à toutes les aventures – et, une fois encore, le vide immense de Falmouth Manor était le théâtre d’infinies possibilités.

Sa conclusion fut sans appel : ça tiendra.

Elle se lécha les lèvres, ses yeux brillèrent de convoitise, ses mains soudain réchauffées serrèrent le manche de la pioche comme si sa vie en dépendait. Elle inspira profondément, puis, de toutes ses forces, balança la lourde pioche contre le mur de brique.

BAAM !

Tout se passa très vite : la déflagration engendra un écho monumental et une pluie de poussières et de gravats. Un craquement menaçant força Florence à lever une nouvelle fois les yeux vers le plafond ; l’instant d’après, un morceau d’ornement s’écrasa sur le parquet pourri, couvrant les bancs cassés d’un film gris et sale. Elle resta immobile de longues secondes, pupilles grandes ouvertes, cœur battant, guettant l’instant où les traces de sa destruction se dissiperaient dans le vent. Bientôt, le calme tomba à nouveau à l’intérieur de la chapelle.

Elle fixa le résultat de son travail : une des briques était fêlée, révélant son intérieur creux. L’idée qu’il n’y avait plus, entre elle et un formidable inconnu, qu’un coup de pioche pour briser la fine paroi arrière de la brique provoquait en elle une ivresse irrésistible.

Florence leva son outil avec une telle rapacité que, quand elle dut avorter son geste, elle gémit de douleur. Mais le grincement qui l’avait forcée à l’immobilité avait tant envahi l’air autour d’elle, qu’elle n’eut d’autre choix que d’abdiquer avec la plus extrême des précautions :

L’ange avait bougé.

Elle découvrit avec horreur que l’estrade sur laquelle la statue reposait avait craqué. Une longue écharde de bois sortit d’un coup à l’endroit d’une fêlure, et l’ange pencha dangereusement vers elle.

Son instinct de survie bloqua le bruit infâme du bois qui craque, la fit courir à travers la nef, sauter par-dessus un banc cassé et fendre l’air du chemin qui menait au manoir.

Elle ne se retourna qu’une fois sur les marches de la terrasse, ses cheveux roses collant sur son front couvert d’une sueur froide.

Rien ne bougeait dans la chapelle. La grande statue n’était pas tombée. Seules des particules de poussière, prisonnières d’un rayon de lumière, tourbillonnaient devant l’ange, penché en avant comme un professeur face à un mauvais élève.

Florence plissa les yeux.

Tu ne perds rien pour attendre, l’ange.

Il lui faudrait patienter jusqu’au retour de Max. Il lui faudrait faire venir des échafaudages, et les bons outils, et des travailleurs du bâtiment. Oui, il lui faudrait patienter et elle détestait patienter. Elle avait passé son enfance à espérer percer les secrets de ce manoir tant aimé et détesté tout à la fois ; un de ses secrets lui tendait les bras. Patienter la rendait folle.

Mais Florence Mornay se promit une chose : elle percerait le mystère de la chapelle avant Sixtine.

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