Chapitre 193
Si Belle

— Si belle, si belle, murmura Franklin. Les derniers mots prononcés par Boucvalt avant de…
— Les derniers mots de ma vie, coupa-t-elle. Pour me rappeler que tout change et tout passe. C’est mon carpe diem à moi. Ne jamais l’oublier, Hunter. Ne jamais l’oublier.
Cybelle s’assit à côté de lui. Elle déplia ses longues jambes moulées de cuir, plia un genou et y posa nonchalamment sa main baguée. Ils restèrent un long moment l’un à côté de l’autre, à regarder la lune qui se levait dans le ciel crépusculaire.
— Je ne veux pas parler d’elle, dit enfin Franklin.
— Je n’en avais pas l’intention. Je suis venue te parler de Lucia.
Le détective ferma les yeux. Son estomac vide torturait chacun de ses mouvements, jusqu’à ses phrases.
— Sixtine m’a laissé des messages. Je n’ai pas pu… Je n’ai pas eu…
Il soupira profondément et secoua la tête.
— Je n’aurais fait que retarder l’enquête. Il valait mieux que je vous laisse enquêter en paix.
Cybelle ricana.
— En paix ? Tu sais bien que tout est lié. Daumesnil, Boucvalt, Masseau, Sixtine. Toi, moi, Lanaa. On est connectés, et on ne peut rien y faire.
Elle plongea la main dans son décolleté et en sortit un étui à cigarettes en argent gravé E.V.W.
— Je sympathise, je suis comme toi, dit-elle, un cigarillo entre ses lèvres.
— Pas tout à fait, non, ironisa Hunter.
— … Je préfère mener ma barque seule.
Elle alluma son cigarillo, tira une bouffée, puis se pencha pour tirer quelque chose de sa poche arrière, qu’elle posa sur les feuilles du dossier de Lanaa.
Une cassette audio.
— Je l’ai trouvée dans la maison de Masseau.
— Un souvenir des années 80 ?
— Non, chéri. Le smoking gun, comme on dit ici. La pièce manquante qui relie Masseau à Boucvalt.
Malgré l’encre fanée, Franklin déchiffra l’inscription écrite à la main sur l’étiquette.
Rev. Boucvalt 21.11.1985.
— L’enregistrement clandestin d’un sermon. Le sujet du jour, le pouvoir dans l’au-delà. Édifiant. Il y a tout. Le trésor, la fille, la cérémonie. Il y parle même d’un certain Duminy.
— Les idées qui se propagent comme un poison… Tu avais raison. Si j’avais écouté Lanaa…
Cybelle secoua la tête.
— Si tu avais écouté Lanaa, tu ne l’aurais pas crue, Hunter. Et tu n’y peux rien. Il fallait que tu apprennes cette leçon. C’est la raison d’être du destin.
Franklin fit une grimace en contemplant la cassette.
— Il est trop tard, n’est-ce pas ? Pour Lucia.
Cybelle haussa les épaules et tira une nouvelle bouffée de son cigarillo.
— Qui sait ?
— Tu n’es pas censée savoir ces choses-là ?
— Tu confonds avec quelqu’un d’autre. J’ai certaines… facilités pour me faire oublier quand il le faut, et pour montrer ma gueule quand il le faut aussi. Mais je ne suis ni clairvoyante ni devineresse. Ha ! Sinon, ça serait trop facile, hein ?
Elle enleva un bout de cigare de ses lèvres rouge foncé.
— Crois-moi, il n’y a rien de facile, ni dans la vie ni dans la mort. Je fais comme tout le monde : de mon mieux.
— Ce n’est pas ta vocation, c’est ça ?
Cybelle le regarda avec un sourire en coin.
— Quelque chose comme ça. Mais ça ne m’empêche pas d’avoir envie d’envoyer tous ces salauds en enfer.
Son regard se perdit dans le soir, paré de gris foncé et d’orange. Elle dit, comme pour elle-même :
— Boucvalt fait grand cas des cérémonies de Daumesnil et Marie Laveau, dans son sermon.
— À Customs House ?
— Mmmh. Ils faisaient leur cirque dans le grand hall, le seul endroit du bâtiment avec les fresques égyptiennes. Ça a été le premier endroit où j’ai cherché. Mais avec les locaux des douaniers, tu penses, la sécurité est maximale, les gardes armés jusqu’aux dents nuit et jour. Impossible que Masseau ait pu faire quoi que ce soit là-bas.
— Sixtine a fait une reconnaissance à Poverty Point, ça n’a rien donné.
— La cassette évoque à peine Poverty Point. Alors que les cérémonies à Customs House font partie de la légende de La Nouvelle-Orléans. Mais elles étaient plus importantes pour l’image de Marie Laveau que pour Daumesnil – c’était du marketing. D’ailleurs, Daumesnil l’évoque à peine dans son livre.
— Est-ce que tu es sûre que Masseau n’a pas eu le livre entre les mains ?
— Je me suis assurée en 87 que personne n’ait jamais ce livre entre ses mains. Et que ceux qui l’ont eu y réfléchissent à deux fois avant de le lire.
Franklin avala sa salive, tentant en vain de chasser le souvenir de la page de garde sur le cadavre de Boucvalt.
— Masseau a découvert la cassette et les coupures de journaux avec Sixtine, c’est tout, j’en suis sûre, dit-elle. Le mec n’a ni le profil ni le réseau pour prétendre à une place dans une société secrète réservée à l’establishment, aux vieilles fortunes. D’un autre côté, il n’a pas grand-chose à perdre, cela fait des années qu’il n’a plus d’appétit pour la vie. Sa seule chance est d’essayer de coller au plus près des instructions de Boucvalt, avec une recette maison.
— Avec un trésor fait maison, ricane Franklin. Dans d’autres circonstances, j’aurais été admiratif : il faut des connaissances et des centaines de milliers de dollars pour acquérir un bout d’Égypte ancienne. Il n’a pas ce genre de ressources, mais il ne se démonte pas, il réussit à créer un trésor de toute pièce. Papillon par papillon.
— Il a le trésor, il a la fille. Mais on en revient toujours à la même question : où a-t-il trouvé le décor pour son dernier souffle ?
Franklin soupira.
— Ce n’est pas l’Indonésie, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Cybelle secoua la tête.
— J’y ai cru, aussi. Mais l’Indonésie est trop loin. Trop loin des instructions de Boucvalt, trop loin de chez lui. Masseau est très attaché à sa Louisiane.
— Alors où, si ce n’est ni l’Indonésie, ni Customs House, ni Poverty Point ?
Cybelle resta muette, fixant la lune.
— Peut-être qu’il s’est passé de cérémonie, dit Franklin. Peut-être qu’on va les retrouver dans un trou derrière leur maison. Ou au fond de la rivière.
— Peut-être, dit Cybelle en tirant sur son cigarillo. Mais les cérémonies, c’était important pour Boucvalt. Le rituel, le décorum… il en parle beaucoup sur la cassette. Il était révérend d’une mégaéglise : plus que personne, il était conscient de l’importance du théâtre et des histoires pour contrôler ses ouailles. Il prêchait pour sa paroisse.
Franklin sursauta.
— La mégaéglise de Boucvalt ? On a cherché ?
— Elle n’existe plus. C’est une banque qui l’occupe aujourd’hui. Le nihilisme a ses limites.
Le détective cala sa tête à nouveau sur la pierre tombale et soupira longuement.
— On est dans une impasse et Sixtine est sur une mauvaise piste.
Cybelle fit mine de l’admettre, avant de répondre :
— Fais-moi confiance, Hunter. Il n’y a pas de mauvaise piste.
Elle fuma lentement son cigarillo. La fumée bleue s’entortilla autour de ses mots.
— Elles mènent toutes là où on doit être. Tu devrais le savoir mieux que personne.
Franklin grommela. En attendant, pensa-t-il, une jeune fille meurt à petit feu, seule dans l’obscurité. Le sentiment familier de la culpabilité fit remonter la nausée dans sa gorge. Ou peut-être étaient-ce les cocktails du barman qui faisaient encore effet.
Encouragé par la fatigue, son esprit vagabonda vers le souvenir de sa conversation avec le barman. La lecture des cartes de Tarot : elles avaient été si justes, si précises. Si cruelles dans leur franchise. Il fut tenté un instant d’en parler à Cybelle, mais il se rappela la promesse faite à lui-même :
Ne plus parler de Lanaa. C’était trop tard.
Soudain, une pensée glaça ses veines et fit bouillir sa tête. Il se redressa d’un coup et observa Cybelle qui l’interrogeait du regard.
— Il y a un autre Customs House. Le tribunal égyptien.