Chapitre 194
Les Chemins Invisibles

Le premier coup de Sixtine éclata la lèvre de l’homme.
Le deuxième, quasiment simultané, frappa son arcade sourcilière et l’aveugla.
Le troisième l’immobilisa au sol assez longtemps pour que Sixtine plonge sa main dans sa poche et en sorte les clefs du camion. Et un revolver.
Il était toujours à terre lorsqu’elle lança les clefs à Max. La rapidité du combat avait tellement surpris son ami qu’il lui fallut une seconde avant de grimper dans la cabine du véhicule.
Ils démarrèrent dans de la poussière de cendres. Derrière eux, la fumée de la cabane incendiée s’élevait au-dessus des palmiers.
Max et Sixtine ne pouvaient pas sauver les papillons. Mais en privant les trafiquants pyromanes de leurs bidons d’éthanol et leurs pulvérisateurs, ils laissaient au moins à la jungle une chance de se battre contre le feu.
Sur la route, aucun mot ne fut échangé. Même lorsque Sixtine trouva son couteau de nacre dans la portière du camion, elle n’eut pas la force d’en savourer la sérendipité. L’horreur de la cabane – le silence des enfants aux doigts d’or, la terreur dans les yeux des singes enchaînés, le sang coulant sur le verre – leur avait passé l’envie de parler. Mais leurs mots étaient surtout paralysés par l’incertitude de ce qui les attendait encore au bout de cette mauvaise piste.
Ils ne roulèrent que quelques kilomètres : la route fut bientôt embouteillée de dizaines de scooters, de minibus cabossés, de voitures et de jeunes endimanchés. Le son des klaxons et des cris joyeux couvrait presque la musique que vomissaient des haut-parleurs distants. La nuit tombait, des feux de joie brûlaient, et des pétards éclataient.
Max gara adroitement le camion dans un contrebas dissimulé. Puis ils se fondirent dans la foule excitée, se laissant porter jusqu’au village.
Ils n’avaient pas eu besoin de se concerter, ils savaient où ils devaient aller. Le nombre infini de cornes sur sa façade les guiderait : la maison ancestrale de la famille de Lucia.
Lorsqu’ils arrivèrent aux abords des tongkonan, un océan rouge et infranchissable les séparait de leur but : l’enterrement battait son plein, et le village était baigné du sang des sacrifices.
Soixante-dix-sept buffles et douze cochons avaient été saignés selon des rituels millénaires. On commençait la distribution de viande. On chantait, et on riait. L’alcool coulait à flots, le maître de cérémonie criait dans le micro qui envoyait des larsens, et les morts jouissaient d’une vue imprenable sur cet extraordinaire spectacle.
Deux cercueils étaient sur le point d’être montés sur des échafaudages, aidés par une multitude de bras d’hommes.
Les momies des grands-parents de Lucia, peignés, maquillés et parés de leurs habits de bal, semblaient danser de joie.
L’épuisement empêchait Max de détacher ses yeux du rituel dément qui se jouait devant lui. Sixtine continua à se frayer un chemin parmi la foule en direction de la maison ancestrale, abordant au passage tous les invités qui semblaient être capables de parler sa langue.
— Avez-vous vu Lucia ? Lucia est-elle ici ?
Tout le monde savait qui elle était, mais personne ne l’avait vue.
Près d’une heure passa, dans le tourbillon de la foule de plus en plus ivre à mesure que l’obscurité tombait sur les tongkonan. Les torches qui brûlaient sous elles leur donnaient une majesté nouvelle.
Enfin, Sixtine arriva à la maison de Lucia. Devant la porte aux mille cornes, une femme d’une cinquantaine d’années pleurait, consolée par une autre femme élégante habillée de rose. Même dans le vacarme des cris et de la fête, Sixtine put déceler le nom que la femme en pleurs ne cessait de répéter :
— Lucia ! Lucia…
Sixtine se rua vers elle.
— Je cherche Lucia, l’avez-vous vue ?
La femme dévisagea Sixtine à travers ses larmes.
— Qui êtes-vous et comment connaissez-vous ma fille ?
Des adolescentes bruyantes qui bousculèrent Sixtine lui offrirent un moment pour formuler une réponse.
— Je viens de Louisiane. Je pense que Lucia et son mari sont en danger…
La femme redoubla de pleurs. L’autre lui répondit sans une trace d’accent.
— Lucia n’est pas venue à l’enterrement et ses parents sont inconsolables. C’est un affront terrible à faire à ses parents, que de manquer cet événement.
La femme en pleurs jura.
— Son mari américain ! Il ne croit pas à nos coutumes. Il l’a convaincue de ne pas venir !
— Mais il était là il y a deux semaines, n’est-ce pas ? demanda Sixtine.
— Il est venu seul, dit la femme en rose. Voyage d’affaires.
— Oh oui, cracha la première. Il a acheté les buffles pour soudoyer mon mari, pour acheter les terres des papillons, et il les a pas eues chères en plus ! Les terres de nos ancêtres ! Mais je ne veux pas de sa viande ! Mes parents ne veulent pas de sa viande !
Elle s’approcha de Sixtine, les joues rouges de colère.
— Acheter les buffles… Ce n’est pas du respect quand on ne croit pas.
— Que voulez-vous dire, que Masseau ne croit pas à…
Sixtine fit un geste vers les cornes de taureau.
— Oh non, s’écria la mère de Lucia. Il ne croit pas ! L’Américain, il croit aux dieux de Hollywood ! Les pyramides, les dieux égyptiens dans les palaces et les parades ! Et encore, il en parle, mais je vais vous dire, cet homme, il ne croit à rien ! Rien !
Elle frappait sa poitrine.
— Mais nous, continua-t-elle, nos enterrements, ce n’est pas du show-business. C’est notre culture, c’est notre… chemin !
Au mot « chemin », elle s’adoucit tout d’un coup, comme si la tristesse avait étouffé toutes les autres émotions. Ses yeux ivres de tristesse vacillèrent, et elle mit sa main à sa bouche. Elle tremblait.
— Et ma petite Lucia, elle n’est pas revenue sur notre chemin. Ma petite Lucia… elle s’est perdue !
Elle poussa un long gémissement, et la femme en rose la prit dans ses bras.
Une clameur énorme s’éleva alors. Sixtine se retourna vers le centre du village. On levait les cercueils plus haut encore, si haut qu’ils touchaient presque la lune, à peine visible dans son dernier croissant.
— Il ne croit pas, murmura Sixtine.
Un vide se creusa dans son ventre et toute la folie de la nuit s’y engouffra.
Les cris prirent un accent dément. Des hommes glissaient dans le sang des buffles. Les bouteilles tombaient des tables de buffet. Les morts fumaient des cigarettes.
Et au loin, le territoire des papillons brûlait.
Non, Masseau ne croyait pas à ces cérémonies étrangères. Il ne croyait qu’à ce qu’il connaissait : la Louisiane. Pour le reste, il prétendait.
Il prétendait posséder un trésor en or.
Il prétendait aimer sa femme.
Et il prétendrait mourir dans un site sacré égyptien.
Un site sacré égyptien en Louisiane.
Son souffle lui manqua lorsqu’elle comprit. Et elle n’avait personne à qui le dire.
Elle voulut crier, elle voulut se battre, elle voulut jurer – et si elle l’avait fait, dans cette furieuse célébration de la mort, personne ne l’aurait entendu et personne ne lui aurait voulu.
Elle finit par s’agenouiller sur le sol, les genoux de son jean buvant le sang dont le sol était gorgé. Ses mains agrippèrent la poussière rouge et visqueuse.
La nouvelle lune serait bientôt là. Jamais elle n’arriverait à temps, même avec le jet qui l’attendait à Makassar.
Soudain, elle releva la tête. Franklin. Cybelle. S’ils étaient toujours en Louisiane, ils étaient la dernière chance. Si elle parvenait à arriver au grand papillon, elle pourrait les appeler.
— Sixtine !
Max marcha vers elle en hâte. Il la prit par les épaules et l’emmena derrière les tongkonan.
— Le garde au fusil, il est là et il m’a reconnu. Il faut partir. Vite.