Chapitre 195
Coups De Feu

Dernier croissant, lune balsamique (13ème jour d’octobre)
La seule issue hors du village enfiévré : le camion d’éthanol.
Lorsque Sixtine réussit à manœuvrer l’engin entre les centaines de voitures garées le long du chemin et rejoindre la départementale bitumée qui longeait les précipices et les falaises, Max remarqua qu’ils avaient un nouveau problème : les trafiquants les avaient pris en chasse.
Une route de montagne, la nuit, dans un camion bourré de liquide inflammable.
Sixtine pria le ciel pour ne pas perdre son sang-froid. Dès qu’elle sentait la peur l’envahir, elle ne pensait qu’à une chose : le papillon géant à l’entrée du territoire. Le réseau. La dernière chance pour Lucia.
* * *
Au même moment, de l’autre côté du monde, un coup de feu fit trembler Néfertiti, cachée dans l’obscurité.
Franklin tira une deuxième balle dans le lourd cadenas qui barrait les portes monumentales ornées de lotus. Lorsque les chaînes lâchèrent, le faisceau de sa lampe-torche fendit l’intérieur du bâtiment abandonné, rasant les fresques égyptiennes en lambeau. Gisant sur le sol, trempant dans une flaque, la notice du permis de démolir. La lumière se perdit dans les formes monstrueuses des chars du Mardi Gras entreposés sous le plafond éventré.
Rejetant la peur qui s’infiltrait par tous les pores de sa peau, ignorant l’odeur de la fibre de verre, de moisi et d’urine, Franklin cria à pleine gorge :
— Lucia ! Lucia !
Cybelle se faufila dans l’ombre, apparaissant et disparaissant dans le faisceau de lumière. Franklin essaya de la suivre, mais des flaques, des sacs de sable et un entremêlement de poteaux d’échafaudage semblaient forcer ses pas vers le centre d’un labyrinthe.
Cybelle cria le nom de Lucia, mais elle semblait si loin. Franklin était encerclé par des figures gigantesques. Un papillon, un diable, un serpent, et, surplombant toutes les autres de si haut qu’elle touchait le plafond de sa coiffe royale :
Néfertiti.
Le char représentait le buste de la reine égyptienne qui trônait au Neues Museum à Berlin : malgré son œil aveugle, son profil altier était l’expression même de la beauté et du pouvoir. Mais dans l’obscurité du bâtiment abandonné, son intensité était monstrueuse.
— Lucia ! cria Franklin.
Appelait-il dans l’espoir de libérer Lucia, ou d’être libéré lui-même ?
— Là ! Franklin !
Franklin suivit les cris de Cybelle et réussit à trouver une issue, entre les chars. Son faisceau révéla des dieux égyptiens, sur des fresques infinies. L’odeur devenait si âcre qu’il dut mettre son bras sur son nez.
L’Œil d’Horus au-dessus d’un passage, des portes pourries sortant de leurs gonds, des marches vers un sous-sol. L’obscurité soudaine, puis l’aveuglement. La lampe-torche remuait dans tous les sens. La panique s’infiltra dans les mouvements de Franklin. Au bout des marches, des barreaux.
L’ancienne prison.
* * *
Les doigts de Sixtine ne desserrèrent pas le cuir usé du volant. Elle allait bien trop vite et il faisait bien trop noir. Plusieurs fois, elle avait failli manquer un virage, et les pneus avaient crissé. Les trafiquants, dans une BMW blanche rutilante, étaient toujours dans son rétroviseur. Le camion pouvait les dépasser dans les descentes, mais ils le rattrapaient toujours dans les montées.
Que feraient-ils d’eux, une fois arrivés aux portes de Bantimurung ? Sixtine cherchait un moyen de s’en sortir, mais la tension extrême exigée par la route accidentée l’empêchait de réfléchir.
Max tapota sur le plastique du tableau de bord. L’aiguille de la jauge de carburant ne décolla pas.
— Tu crois que ça tiendra jusqu’au papillon ? demanda Sixtine.
Max fixa la route devant et ne répondit pas.
Lorsque le papillon géant surgit enfin du ciel noir, Sixtine appuya sur l’accélérateur. C’était comme elle s’en souvenait : il y avait un no man’s land de près de cinq cents mètres entre la jungle et la barrière du parc.
Le camion allait si vite que tout tremblait, et la barrière se rapprochait. Elle était fermée et Sixtine fonçait droit dessus.
— Sixtine, qu’est-ce que tu fais ? hurla Max.
— Accroche-toi ! Quand on arrive à la barrière, tu sautes et tu cours, OK ?
Il regarda avec horreur Sixtine qui dérivait sur la droite, hors de la route, puis au dernier moment, toujours à vive allure, donna un coup de volant violent, avant de freiner de toutes ses forces. Le camion tangua et vira. Il enfonça la barrière avant de s’arrêter enfin, barrant la route de tout son long.
Sixtine et Max sautèrent du camion, passèrent sous la barrière et coururent aussi vite qu’ils le purent. Derrière eux, le gardien du parc criait et agitait les bras. Mais ils ne se retournèrent que quand ils entendirent d’autres cris. Derrière les hautes grilles, Sixtine vit toutes les portes de la BMW s’ouvrir en même temps. Le camion leur barrait la route.
Le premier coup de feu fit vibrer la nuit.
— Cache-toi ! cria Sixtine à Max, en lui montrant les fourrés quelques mètres plus loin. Et appelle Franklin. Je m’occupe d’eux !
* * *
Un cri de rage envahit l’obscurité. Cybelle défonçait les barreaux avec ses bottes. Rien ne bougeait.
Trois coups de feu dans des gonds rouillés. L’air soudain lourd de poussière et de pourriture. Et la puanteur épaisse, terrible, qui réveilla l’effroi.
Le corps recroquevillé de Jeremy Masseau gisait sur les dalles sales. Mort depuis trop longtemps déjà ; sa langue gonflée et noire sortait de sa bouche rougeâtre et déformée. Ses yeux étaient ouverts. Dans sa main gris et rouge, un grand obsidia aux ailes brisées.
— Lucia ! cria Cybelle.
Elle se précipita vers le fond de la cellule, sous une minuscule fenêtre à barreaux. L’espoir explosa dans la poitrine de Franklin lorsqu’il vit Lucia, telle une Belle au bois dormant, sur le banc de bois. Cybelle était penchée au-dessus d’elle. Derrière ses mains qui s’agitaient autour du corps endormi, il put déceler les traits pâles et sereins de Lucia, et sa chevelure noire qui scintillait de paillettes dans le faisceau de la lampe : des obsidia avaient trouvé refuge dans ses cheveux, et y avaient laissé leur or, et leur vie.
La gratitude, délicieuse, irrésistible, s’était déjà invitée dans le cœur de Franklin. Mais Cybelle se redressa lentement. Elle recula pour le laisser passer, cala son dos sur le mur dégoulinant de moisissure et croisa les bras. Sa tête tomba sur sa poitrine. Franklin, déjà brisé, s’approcha du corps frêle. Ses doigts tremblants touchèrent le cou maigre de Lucia.
Le froid glacé paralysa toutes les cellules de son corps.
* * *
Lorsqu’elle fut satisfaite que Max fût hors de portée des fusils, Sixtine arrêta sa course et se retourna. Elle fit face au papillon géant et aux hommes qui essayaient de grimper aux grilles. En un coup d’œil, elle en compta quatre avec des fusils.
Puis elle invoqua Mây, et fit un pas vers eux.
Et Jessica. Et elle fit un autre pas.
Et Livia. Et toutes les filles qui étaient dans le grand livre. Et tous les papillons, et le macaque en chaînes, et les enfants aux doigts d’or.
Quand son cœur fut assez rempli de colère, elle sortit le revolver de sa poche et, bras tendu, le braqua sur le camion.
Les hommes crièrent et s’éparpillèrent. Leurs coups de feu s’intensifièrent, mais Sixtine n’entendait plus rien que sa vengeance.
Puis elle tira.
Cinq balles l’une après l’autre.
Le souffle brûlant l’atteignit avant le bruit. La déflagration fut si puissante que son onde de choc se propagea jusqu’au plus profond de la forêt. Des milliers d’oiseaux apeurés se précipitèrent vers le ciel.
Le camion n’était soudain plus qu’une silhouette noire au milieu d’un brasier avide et gigantesque. Les coups de feu avaient cessé. Quelques secondes plus tard, la BMW démarrait et disparaissait dans la jungle d’où elle était venue.
Mais Sixtine le remarqua à peine. Ses pupilles devenues noir et or reflétaient le grand papillon qui s’embrasait dans le ciel étoilé.
Les flammes étaient plus grandes encore que ses ailes.
Les pans décolorés dansèrent un moment, puis tombèrent un à un. Les échafaudages se tordirent.
Des cendres s’élevèrent dans le vent.
Dans un grincement terrible, comme un cri de désespoir, le grand papillon vacilla et s’écrasa sur le sol.
Sixtine savait. Elle l’avait su au moment où elle avait tiré.
Il était trop tard pour sauver Lucia.
* * *
Si la mort d’une innocente dans ce temple d’oubli et de pestilence n’était pas suffisante, le destin avait ajouté une touche plus cruelle encore : la couleur de la peau de Lucia.
Il restait encore du rose sur ses joues émaciées, comme les traces d’un printemps trop fragile effacé par l’hiver qui revient par traîtrise. Un autre aurait pu l’ignorer, mais pas un ancien agent du FBI. Il lui suffit d’un coup d’œil pour estimer le moment du décès : Lucia venait juste d’exhaler son dernier souffle.
Sans regarder Cybelle, Franklin lui tendit son téléphone portable.
— Dis à Sixtine que c’est fini.
Puis sa voix se cassa en un murmure douloureux :
— Dis-lui que je suis arrivé une heure trop tard.
Il éteignit la lampe-torche. Il imita Cybelle et se recueillit quelques instants dans le noir, ignorant les terribles secrets qui s’y cachaient. Lorsque leurs yeux s’habituèrent à l’obscurité, une faible lueur attira leur regard.
À travers la lucarne, un mince demi-cercle, aussi fin qu’une traînée de poudre d’argent, rayait le ciel noir et les barreaux de la cellule.
La nouvelle lune serait bientôt là.