Chapitre 196
Celle Qui Dort

Dernier croissant, lune balsamique (14ème jour d’octobre)
Au-dessus de la tête baissée de Sixtine, des armes : une balance, deux serpents enroulés autour de sa colonne, des ailes sur ses bras. Les armes du New Orleans Coroner – la morgue.
Le corps de Lucia gisait sur une table de métal, au milieu de la pièce vide couleur bleu ciel. Sur l’un des murs, une horloge ronde et pâle comme la lune. Son aiguille avançait, mais tremblait à chaque arrêt ; son voyage pénible rythmait le silence d’un claquement solennel. Un long néon vertical posé à même le carrelage gris aveuglait Sixtine. Alors elle ferma les yeux – mais la tristesse était bien plus féroce quand Lucia disparaissait de son champ de vision.
Elle déposa son regard sur le visage de la morte comme elle y aurait déposé des fleurs.
Lucia ressemblait toujours à une Belle au bois dormant, maquillée de blanc, de gris et d’or. Les papillons avaient laissé leur poudre dorée sur ses cils et dans ses cheveux.
Elle était makula, comme disaient les Toraja. Celle qui dort.
Mais les coutumes de Tana Toraja n’empêchaient pas le chagrin. Elles prenaient le temps de le semer sur nos sillons, pour permettre à l’espoir, un jour, de repousser. Le chagrin devenait toute une saison. Mais il était toujours là.
Oh, Lucia, pensa Sixtine. Je te demande pardon.
Je n’ai rien pu faire. Je suis arrivée trop tard.
Tu as l’air si sereine.
Je sais pourtant ce que tu as enduré. Nous sommes sœurs de douleur, sœurs d’abandon.
Je me souviens de l’horreur des premières heures. Je me souviens du flux et du reflux de la faim, de la désespérance, de la résignation.
Je me souviens du moment où j’ai su que personne ne viendrait.
Pourtant, j’avais promis de venir pour toi.
Je suis arrivée trop tard.
Une aile brisée était toujours accrochée à l’une de ses mèches noires, au-dessus de son oreille. Délicatement, Sixtine enleva le fragment et caressa ses cheveux.
Quand sont morts les papillons ? Lorsqu’ils étaient encore vivants, t’ont-ils consolée ?
Même lorsqu’ils n’ont plus la force de voler, ils vivent encore pendant plusieurs heures. C’est à ce moment-là qu’ils n’ont plus peur. Je me souviens de ce papillon en Indonésie. La caresse de ses pattes lorsqu’il a trouvé refuge dans ma main. Il ne voulait plus me quitter.
Ni les hommes ni les papillons ne veulent être seuls dans la mort.
Je devais être avec toi. Mais je suis arrivée trop tard.
Ni le gémissement des portes battantes ni les pas retenus de Franklin n’interrompirent la prière de Sixtine.
J’ai suivi les preuves, Lucia. J’ai cru qu’elles me mèneraient à toi.
J’ai cru que parce que je comprenais si bien ta souffrance, je te retrouverais.
J’ai cru que parce que je suis du côté de la justice, je te retrouverais.
J’ai cru que parce qu’on dit que je suis différente, je te retrouverais.
Je suis devant toi. Ça doit vouloir dire que je t’ai retrouvée.
Mais je suis arrivée trop tard.
— Je suis désolé, Sixtine.
La voix de Franklin pénétra la conscience de Sixtine après coup, comme si elle n’en captait que l’écho lointain. Il y eut des silences, puis des explications succinctes.
Les théories de Vivant avaient survécu à la purge de la grotte du Vietnam. Daumesnil les avait amenées en Louisiane. Elles avaient traversé le temps jusqu’à Boucvalt, puis avaient infecté l’esprit de Masseau. Des rumeurs, un livre, une cassette – le vecteur importait peu : les idées du seigneur de Falmouth étaient tombées sur La Nouvelle-Orléans et le bayou comme un fléau invisible. Ils avaient compté treize victimes. Mais combien d’autres avaient succombé ?
Jeremy Masseau s’était suicidé en ingérant de larges quantités de houx, la plante-hôte de l’atlide. Il n’en avait pas laissé pour Lucia. Elle avait vécu dans la cellule aux côtés du corps de son bourreau pendant près de deux semaines.
Sixtine resta immobile, les yeux perdus sur le visage gris de Lucia. Elle ne ressentait aucun soulagement à la résolution de ces mystères qui l’avaient tant intriguée, les traces dans la bibliothèque de Masseau et le boîtier de cassette vide. Les preuves et les explications n’avaient plus d’importance. Elles n’étaient que les débris des actions des hommes, de l’archéologie.
Elles étaient comme Lucia. Elles appartenaient déjà au passé.
Je te vois, Lucia, et je n’arrive pas à croire que tu appartiens au passé.
Comment peux-tu être déjà partie, alors que tout autour de moi semble imprégné de ta présence ?
Savais-tu, au moins, que je te cherchais ?
Est-ce que ta mort aurait été plus douce, si tu l’avais su ?
Ou est-ce qu’au contraire, tu me maudirais, de là où tu es, de t’avoir donné de faux espoirs ?
— Tu as fait ce que tu as pu. Tu n’as rien à te reprocher.
La voix de Franklin formait à présent un refrain familier, dont Sixtine ne retenait que la musique, parce qu’elle connaissait les paroles. Il soufflait comme le vent sur la misère de Hô Chi Minh City : l’air de l’impuissance.
Un ou deux ou trois couplets furent murmurés ainsi, berçant Sixtine, la forçant à retourner à l’intérieur d’elle-même, à l’endroit de la prière.
À quoi te sert le reproche, Lucia ? À quoi te sert le remords, là où tu vas ?
Cela n’y changera rien. Je suis arrivée trop tard.
— Peut-être que… ce n’est pas ta vocation.
La phrase de Franklin percuta Sixtine avec une violence inattendue.
Elle leva ses yeux vers lui, et pour la première fois remarqua la tension qui creusait ses traits.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Peut-être que ta vocation n’est pas de sauver les victimes de…
— Qu’est-ce que tu en sais, des vocations de ceux comme moi ? cracha Sixtine.
Elle s’en voulut de laisser la colère empoisonner l’air autour d’eux ; la déception de la désertion de Franklin était encore tellement à vif. Mais, surtout, les mots du détective avaient fait mouche.
Franklin semblait trop épuisé pour être heurté par sa réaction.
— Pendant que tu étais sur les traces de Lucia, j’ai découvert les dossiers sur le meurtre de Milburn Boucvalt. J’étais à la NOPD à l’époque, mais je n’avais pas été au fond de l’affaire. Je n’ai suivi que les preuves… tangibles.
Sa voix devint plus grave encore.
— Mais, Sixtine… J’ai découvert que ma vie aurait été bien plus heureuse, si j’avais cru à l’existence des anges.
Il lui sourit ; le regret creusait des sillons si profonds autour de ses yeux que Sixtine ressentit une profonde mélancolie.
« Ange ». Le mot sonnait telle une insulte, en présence du corps glacé de Lucia. Tout comme celui de « vocation ». Sixtine s’était efforcée de ne plus les prononcer, même dans le secret de son âme.
Son regard dériva vers les cils d’or de Lucia.
J’ai cru que parce qu’on dit que je suis un ange, je te retrouverais.
« Un ange pour venger, un ange pour sauver », a dit Vatika.
Je suis allée jusqu’au bout du monde, mais ce n’était pas le bon endroit.
Quel genre d’ange cherche au mauvais endroit ?
Quel genre d’ange sauve au mauvais endroit ?
C’était pourtant le bon endroit pour moi.
Là où la frontière entre la vie et la mort est si fine, si fluide.
Moi entre toutes, je sais que c’est vrai.
Les portes battantes claquèrent à nouveau, et une employée de la morgue entra en silence. Elle se positionna au bout de la table en métal, près de la tête de Lucia.
— Il est temps, murmura-t-elle, en regardant Franklin.
Il fit une minuscule grimace, inspira profondément, puis hocha la tête.
Le visage de Lucia disparut sous un drap blanc.
Le grincement aigu des roues fendit le silence.
Mais il s’arrêta net. Sixtine avait agrippé le bras de l’employée, l’empêchant d’avancer.
Les yeux de Franklin cherchèrent une explication à ce geste si contre nature. Sixtine gardait toujours la tête baissée, perdue dans sa prière. Sauf que les articulations de ses doigts avaient blanchi.
Lorsqu’elle parla, le ton de sa voix ne souffrait aucune discussion :
— Laissez-moi encore un moment.
J’ai peur de cette seconde chance depuis trop longtemps.
Il y a encore un endroit où un ange peut chercher.
Lucia, donne-moi le courage d’aller te sauver là où tu es.