Chapitre 198
La Dernière Clairière

J’ai peur, pensa Sixtine.
Son souffle faisait de la buée sur la vitre froide de la voiture. Elle regardait le bayou vert-de-gris qui défilait, avec ses arbres torturés et la mousse trempée qui se balançait doucement. Il venait de pleuvoir, le ciel s’accordait un moment de répit.
Au volant, Franklin s’était tu et fixait la route devant eux, brillante comme de l’obsidienne.
Sixtine la reconnaissait : c’était celle où elle avait suivi Phelen, quelques jours plus tôt.
Il n’y avait pas beaucoup de chemins pour aller dans la mort. Sauter du haut de l’Empire State Building ou d’une falaise vietnamienne ne l’avaient menée nulle part ailleurs que là où elle devait être, sur Terre. Franklin avait suggéré un autre chemin : celui d’une clairière.
Là vivait une femme nommée Lanaa Steele.
Il avait révélé tout ce qu’il savait d’elle, et de Milburn Boucvalt, de Rick Le Blanc, de Dorothy Boucvalt. De Marìa Flores, aussi.
Cybelle était un ange, bien entendu. Sixtine n’en ressentit aucune surprise. Elle avait été inséparable de Thaddeus ; une amie, une sœur, une égale. Quelle était sa vocation ? Qui était cet amour pour lequel elle cultivait le secret ?
Mais la peur acide qui tordait le ventre de Sixtine lui interdisait de s’évader vers autre chose que ce qui l’attendait à l’autre bout de la route : Lanaa Steele et la prophétie de son oracle égyptien.
Lorsqu’ils quittèrent l’asphalte pour s’engouffrer sur le chemin de terre, ils rencontrèrent vite une intersection de plusieurs sentiers. Sixtine se rappela qu’elle s’était perdue dans ce labyrinthe marécageux.
Franklin, lui, avançait avec confiance : il bifurqua deux fois sans hésitation.
— Tu te souviens encore du chemin ? s’étonna Sixtine. Après toutes ces années ?
Comme si le bayou répondait à sa question, ils passèrent devant un panneau cassé couvert de mousse, gisant dans les hautes herbes. La peinture écaillée annonçait toujours :
Lanaa Steele
Médium/Tarot/Oracle égyptien
Consultations du lundi au vendredi 18 h-20 h, samedi/dimanche 10 h-18 h.
Le détective soupira, puis secoua la tête.
— Dès que j’ai vu les bouteilles, j’ai su que je reviendrais ici. Mais je n’ai pas eu besoin de ma carte. Le temps est un sacré joueur.
L’air de la clairière chantait une mélodie triste, avec le flic floc des dernières gouttes accrochées aux branches, aux gouttières, à la rampe d’escalier de la maison de bois. Des motos étaient garées en file indienne sous les arbres, devant la maison. Elles offraient leurs seules couleurs au paysage morne et mouillé, sous le ciel blanchâtre.
Franklin contempla les escaliers qui menaient au porche, ces mêmes escaliers qu’il avait montés vingt-cinq ans plus tôt. Sixtine l’observa rassembler son courage, sa nervosité trahie seulement par le bout de ses doigts qui s’agitaient imperceptiblement. Il frappa à la porte, recula d’un pas, et attendit.
Rien ne bougeait. Ou plutôt, tout stagnait, comme oublié par le temps.
Sixtine l’entendit la première. Un rythme dans le vent, plus profond, plus lourd aussi que le cliquetis aérien des gouttes de pluie. Franklin tourna la tête vers la forêt.
Des voix s’étaient jointes au rythme. Des cris et des tambours. Une complainte, qui allait et venait selon la direction de la brise fraîche qui traversait les sous-bois. Franklin dévala les escaliers et fit signe à Sixtine de le suivre vers l’arrière de la maison, où une vaste tente avait été érigée.
La peur se réveilla d’un coup dans son ventre. Elle savait ce que c’était avant d’y arriver.
Une cérémonie vaudoue.
Sixtine aperçut d’abord leurs silhouettes derrière la toile, comme des ombres chinoises révélées par des centaines de bougies. Elles devaient être une douzaine, pieds nus, certaines droites, d’autres penchées vers le sol. Que des femmes.
Elle s’arrêta à quelques mètres de l’entrée de la tente. La peur paralysait ses muscles, électrisés encore par le rythme des tambours.
La lumière de la clairière changea soudain. Un nuage gris foncé était passé devant le soleil invisible. La pluie revint, drue, froide, murmurante. L’instant d’après, les ombres des femmes, devenues plus précises, s’immobilisèrent une à une.
Le pan de la tente s’ouvrit. Il révéla une femme mince vêtue de blanc. Une mèche bleue sortait de son turban blanc, contrastant avec sa peau noire. Phelen.
Elle regarda Sixtine droit dans les yeux.
— Il t’a fallu plus de temps que prévu.
Sixtine ne répondit pas. La tête droite, elle se dirigea vers la médium et, sans un mot, pénétra dans la tente. Les tambours se turent quelques secondes, et les yeux de toutes les femmes se précipitèrent sur Sixtine. Derrière elle, Franklin apparut, mais Phelen lui barra le chemin. Il n’insista pas, et le pan de la tente se referma devant lui.
Les tambours reprirent de plus belle, frappés par deux femmes assises dans un coin – et des chants désordonnés, comme des voix africaines, s’élevèrent. Mais ce qui attira immédiatement les yeux de Sixtine fut les dessins à la craie sur le sol au milieu d’elles, que trois officiantes complétaient.
La croix aux embouts verticaux, vue sur les bouteilles vaudoues, et qu’elle avait prise pour le sigle de HH. D’autres femmes plaçaient des cierges entre les arabesques du dessin. À l’autre bout de la grande tente, un petit autel était encombré de photophores, de bouteilles, de bouquets d’herbes, de colliers de plumes, d’instruments de musique et de potions.
Dans des plats en terre, du poulet grillé, des fruits, des pommes de terre.
Sixtine sursauta lorsqu’elle vit un des grands bocaux de verre bouger tout seul. Il se mit à danser, à trembler, si bien qu’il se dirigea vers le rebord de l’autel – pourtant, personne n’y touchait. Il tomba, mais une des femmes le rattrapa au vol, et le garda entre ses mains : Sixtine s’aperçut un serpent noir qui y était prisonnier et tentait de s’échapper.
— Des offrandes pour les jumeaux Marassa, murmura Phelen derrière elle.
Sixtine observa chacune des femmes. Certaines dansaient en silence. L’une d’elles but au goulot d’une bouteille, cracha sur les dessins faits à la craie. Un des cierges vacilla, puis brilla de plus belle.
Tout était nouveau, pour Sixtine, et son cœur battait fort. La peur s’était tapie dans un coin de son âme et attendait : elle savait que la cérémonie n’avait pas commencé. Phelen semblait en transe, mais ce n’était que le prélude.
Lanaa Steele n’était pas encore arrivée.
— Je cherche Lanaa Steele, dit-elle à l’une des femmes qui saupoudraient le sol de terre d’une poudre noire. Doit-elle venir à la cérémonie ?
La femme lui sourit et secoua la tête pour lui signifier que non. Puis elle retourna à son occupation.
Sixtine erra au milieu de la tente comme un spectre apeuré. Personne ne semblait se soucier d’elle, au point qu’elle se demanda si elle était invisible. Elle se surprit à chercher des armes, un couteau peut-être, ou des boules de houx. Comment allait-elle aller dans la mort ?
Pourquoi était-elle là ?
Elle finit par s’asseoir à côté des tambours, attendant son tour, attendant son destin. Le vertige s’empara de tout son corps. Peut-être étaient-ce les effluves de rhum, ou le feu des bougies. Peut-être était-ce la peur, mue en angoisse sourde.
Le temps passa, en chants, en danses, en incantations. L’attente semblait tout imprégner, et la fatigue commençait à ralentir les mouvements. Même le serpent dans le bocal s’était calmé. La langueur de l’ivresse s’immisçait petit à petit dans le crâne de Sixtine ; elle sentait déjà son esprit s’ouvrir, s’élargir à une réalité tout autre.
Dehors, la nuit était tombée, et la pluie avait repris de plus belle. Le vent faisait claquer les pans de la tente. Mais rien ne semblait troubler l’espace habité par les cierges et les femmes. Les incantations désordonnées continuaient, indifférentes à tout le reste. C’était comme si les corps s’étaient rendus, et le temps n’existait plus.
Combien d’heures passèrent ainsi ? Une nuit entière, peut-être ?
Arriva un moment où Sixtine se rendit compte qu’elle n’attendait plus. Elle était les chants, elle était les cierges, elle était la nuit.
Elle était le moment présent, partout et nulle part.
La voix de Phelen retentit, semblant provenir de l’intérieur de sa conscience :
— Lanaa t’attend, Sixtine.