Chapitre 204
Le Passeur

Sixtine prit place à l’avant de la barque. Des messages vaudous et une douzaine de bougies recouvraient le fond. Les papillons tournèrent autour des flammes à côté de ses jambes recroquevillées. Elle ne reconnut pas le motif de leurs ailes. Peut-être que les papillons de Poverty Point avaient déjà réalisé leur vocation. Le ponton se perdait au loin, derrière elle.
Au bout de longues minutes, Sixtine murmura :
— Je ne te demande pas si tu sais où nous allons.
Pour toute réponse, Cybelle regarda le filet de lune qui filtrait à travers la canopée, puis la paume de sa main. Son visage de squelette paraissait bien pâle.
— Une question plus appropriée serait… commença Sixtine, avant de déglutir. … Est-ce que nous allons en revenir ?
Cybelle posa ses yeux sur elle. Sixtine fut surprise d’y lire quelque chose qui ressemblait à de la tendresse. Mais peut-être était-ce le théâtre d’ombres auquel jouaient les flammes et les lucioles, car elle reporta son regard noir droit devant elle.
Sixtine concentra son attention sur l’horizon et les lucioles parties en éclaireuses. Elle plongea dans la source calme qui s’était éveillée en elle à Poverty Point.
On dit que je suis un ange. Les anges voyagent dans l’au-delà et en reviennent. Je reviendrai.
Elle avait beau répéter silencieusement ce mantra, son cœur battait beaucoup trop vite.
La surface de l’eau argentée fut, un instant, troublée de mille cercles : deux alligators traversèrent devant la barque. Sixtine ôta ses mains du bord de l’embarcation et les serra contre elle.
Un espoir stupide apaisa son inquiétude lorsqu’au détour d’un méandre, l’horizon ouvrit le couvert des arbres et dévoila la Voie lactée. Mais un coup de rame fit pivoter la barque à quatre-vingt-dix degrés vers un bras de rivière plus étroit. La température chuta d’un coup. Les branches au-dessus d’elles se resserrèrent. La lune disparut. Même le scintillement des lucioles s’était affaibli.
Sixtine comprit pourquoi lorsqu’elle aperçut le halo flou autour des bougies. Elles naviguaient à l’intérieur d’une nappe de brume. Des papillons de nuit sombres dérangeaient l’air de leurs ailes.
Tout à coup, dans un mouvement puissant, Cybelle retira sa rame de l’eau et la cogna vigoureusement contre un arbre. La forêt résonna d’abord de ses coups, puis d’un sifflement sordide. À travers la brume sombre, Sixtine découvrit avec horreur un corps noir enroulé autour de la rame et une gueule blanche pleine de crocs qui menaçaient Cybelle.
Un Agkistrodon, une vipère d’eau presque aussi grande que la rame.