Chapitre 205
Rappelle-Toi Qui Tu Es

Instinctivement, Sixtine recula ; la barque tangua, renversant une bougie et mettant en péril l’équilibre de Cybelle. Voyant le serpent s’accrocher au long bâton et lever sa tête plate pour mieux attaquer, Sixtine saisit un des messages vaudous et l’enflamma.
Elle approcha les flammes de la vipère, qui siffla à nouveau et dénoua ses anneaux.
Cybelle frappa alors la rame de toutes ses forces contre un cyprès, et le corps du reptile pendit dans le vide.
Le message enflammé se tortilla dans les airs au-dessus de la rivière, puis ses cendres orange disparurent dans la brume. Sa clarté éphémère révéla les mille grouillements qui animaient les ombres du bayou.
Mais en un mouvement fulgurant, la queue noire du serpent attrapa le poignet de Sixtine, ses écailles froides égratignant sa peau. Son étreinte fut bientôt trop puissante pour qu’elle puisse s’en défaire.
L’instant d’après, la tête en forme de pointe de flèche reviendrait pour la mordre et glisserait sur le rebord de la barque en bois. Elle attendait ce moment, et sa main droite avait déjà saisi son poignard de nacre.
Elle pria pour qu’il ouvre la gueule. La blancheur de sa gorge était la seule garantie pour qu’elle puisse le distinguer clairement et enfoncer sa lame dans son crâne. C’était sa seule chance.
Les crochets blancs émergèrent bien du bord de la barque, et le bras de Sixtine descendit avec toute la force dont elle était capable.
Mais avant que son poignard puisse atteindre le reptile, d’autres doigts froids s’enroulèrent autour de son poignet libre :
Ceux de Cybelle.
Sixtine se figea de peur lorsqu’elle vit le visage de squelette au-dessus d’elle.
— Rappelle-toi qui tu es, siffla Cybelle dans la pénombre. Tuer n’est pas ta vocation.
La voix de Vatika, portant en elle l’écho de la grotte au Vietnam, retentit dans la nuit :
Un ange pour sauver.
Le bayou l’avait-il entendu ? Ou ces mots vivaient-ils seulement dans la tête de Sixtine ?
Le cœur rempli d’adrénaline et de peur, le regard planté dans la gueule blanche aux crochets gluants, elle essaya de se libérer des deux emprises par des soubresauts violents. C’était peine perdue : plus elle se débattait, plus les étreintes se resserraient.
— Pour l’amour du ciel, rappelle-toi qui tu es, siffla Cybelle.
— Je sais qui je suis, hurla Sixtine, entre deux souffles saccadés, de la bave moussant au coin de sa bouche, les yeux rivés sur le reptile qui s’approchait lentement de son visage. Elle agrippa son poignard si fort que ses doigts blanchirent, mais elle était incapable de bouger.
— Tu ne peux pas libérer la peur par la peur ! cria Cybelle. Si tu veux revenir, tu dois refuser la peur. Lanaa te l’a appris.
Elle hésita, puis ajouta dans un murmure :
— Thaddeus te l’a appris.
Au nom de Thaddeus, Sixtine lâcha le poignard. Il s’écrasa au fond de la barque, et l’écho de sa chute fit taire tous les bruits du bayou.
Mais quelque chose se passa en elle. Le nom de son amour perdu fut le sésame qui fit jaillir à nouveau la source du calme et de la foi. Se pouvait-il que cet intense sentiment de fraternité avec les papillons de Poverty Point, cette communion, elle pût aussi le ressentir avec le serpent ?
Elle déglutit, essaya de dompter son souffle.
L’impuissance et la peur allaient et venaient dans ses veines comme une marée amère. Lorsqu’elles se retirèrent, une pensée se forma dans son esprit brûlant avec une clarté étonnante :
Le reptile faisait-il aussi partie d’elle-même ?
À cet instant précis, la vipère desserra son étreinte et ferma sa gueule blanche. Ses yeux bleus, à peine visibles dans la brume sombre, fixaient toujours Sixtine. Sa position avait perdu de son agressivité, mais elle était toujours là.
Sixtine essaya de s’agripper à ce mince espoir, mais elle sentit la peur qui revenait.
Thaddeus, implora-t-elle.
Elle sentit son corps se détendre, imperceptiblement, et les doigts de Cybelle lâcher son poignet.
Elle se concentra sur le souvenir de l’improbable caresse des six papillons contre sa peau. Son esprit était encore engourdi de peur, mais son corps se souvint : accepter totalement le moment présent.
Dans un effort titanesque, son esprit intima à tout son être de lâcher prise. L’immobilité gagna ses membres, son corps, la barque, la nuit entière.
L’instant d’après, les écailles noires désertaient sa peau et la rivière émit un clapotis discret. La vipère avait disparu.
Cybelle dirigea la barque à travers un dédale de canaux. À mesure qu’elles avançaient, l’obscurité devenait plus épaisse, et le silence plus habité de sons étranges. La barque suivit les lucioles, jusqu’à la dernière. Bientôt, tout ce qui restait dans l’air froid fut le frôlement de dizaines, de centaines de papillons de nuit invisibles.
Enfin, la barque s’arrêta.
Sixtine n’osa pas regarder Cybelle. Elle n’aurait de toute façon pas pu distinguer son visage : les bougies étaient presque toutes éteintes. La faute au brouillard, peut-être. Ou à l’attente.
Un papillon mort flottait dans la cire de la dernière bougie.
Cybelle posa ses longs doigts pâles sur l’épaule de Sixtine.
— Tu es arrivée.