Chapitre 206

Eaux Noires

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— Tu n’as plus besoin de guide, dit Cybelle. Tu connais déjà le chemin.

Sixtine regarda vers l’avant de la barque. C’était inutile, il n’y avait rien ni devant, ni derrière, ni en haut, ni en bas. L’obscurité était si dense qu’elle en eut le vertige.

— Comment est-ce que je peux connaître le chemin ? cracha-t-elle. Tu sais bien que je ne suis jamais venue ici. C’est toi, le passeur.

— Tu connais le chemin, répéta Cybelle. Tu l’as déjà emprunté.

Alors que Sixtine ouvrait la bouche pour protester, le cri d’un hibou perça la nuit, et le frottement de ses ailes emplit l’espace autour d’elle. Elle fut soudain consciente de l’infinie variété des bruits qui peuplaient le bayou. Les espèces nocturnes faisaient vibrer le vide de cris, de grattements, de frottements, de sifflements ; chaque son excitait son ouïe. Les exhalaisons du marécage, elles, étaient si riches et si épaisses que Sixtine pouvait presque les goûter. Si la nuit dans ce coin de Louisiane l’avait rendue aveugle, tous ses autres sens étaient en alerte et lui rappelaient le monde qu’elle devait laisser derrière elle.

Elle se souvint de ce chemin qui l’avait menée aux visions de l’au-delà. Elle se souvint d’Anubis né de l’obscurité de la chambre X dans la pyramide. Elle se souvint de Néfertiti dans la grotte au Vietnam.

Elle pouvait presque distinguer leur image sur l’horizon noir du bayou. Mais ils n’étaient que des illusions sans présence – des chimères, dont la réalité se révélait bien moins terrifiante que celle des créatures du bayou qui assaillaient ses sens.

Lorsqu’elle comprit, l’effroi tordit sa bouche. 

Bien sûr, elle connaissait le chemin. Elle le connaissait si bien que ce cauchemar ne quittait jamais ses nuits.

Pourtant, contre toute attente, ces mauvais rêves n’étaient pas aussi terrifiants que ce qui l’attendait.

Aller là où ses sens n’étaient plus connectés au monde.

Plonger dans l’eau noire du bayou.


Le froid glacé de l’eau paralysa Sixtine un instant. Bientôt, son corps fut si incandescent de terreur qu’elle ne sentit plus rien.

Son premier instinct fut d’avancer en nageant, vite, et de garder la tête hors de l’eau. Mais en l’absence totale de direction, ou de lumière, la notion de surface elle-même était faussée. Seuls la tiédeur, les bruits et les odeurs du marécage lui indiquaient qu’elle se trouvait hors de l’eau.

Ses mains cherchèrent machinalement un repère, une chose à laquelle s’agripper. Ils se recroquevillaient à chaque fois qu’ils touchaient une rive boueuse, ou une branche morte. Quelque chose de visqueux et froid qui passa sur son ventre lui arracha un cri, et lui donna la nausée. Ses jambes se démenaient dans les herbes du fond et sursautaient lorsqu’elles sentaient une présence aquatique.

Pendant de longues minutes, elle s’épuisa à nager. Jusqu’à ce qu’elle se souvienne que la surface n’était pas le chemin. 

Le chemin, c’étaient les profondeurs.

Sixtine intima à ses membres d’arrêter de se battre. Ils flottèrent un moment autour d’elle, dérivant comme des tentacules morts, acceptant sans résister la présence de tout ce qui vivait dans ce monde palustre. Elle abandonna son souffle, aussi – il ne lui servait plus à rien, là où elle allait.

Bientôt, il n’y eut plus de rencontres, plus d’obstacles.

Sixtine coula vite.

Lorsqu’elle toucha le fond, la première chose qu’elle remarqua fut la lumière qui s’accrochait à ses cheveux argent.

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