Chapitre 208
Étrange Horizon

Sixtine marcha et marcha et marcha encore, sa vision accrochée aux lueurs aurorales, ses pas émancipés par cette nouvelle puissance. L’espérance se réveillait en elle comme les pousses tendres sur le lit humide de la forêt. Les lucioles et les papillons tourbillonnaient autour de ses cheveux argent, amusés par les vagues qu’ils formaient dans le vent.
Combien d’heures évolua-t-elle dans cet endroit où le temps n’existait pas ?
C’est la raison d’être des horizons, de ne jamais être atteints. À mesure qu’on les repousse, ils se transforment – de cet infini renouveau naissent l’aventure et son éternelle jeunesse.
Mais l’horizon devant Sixtine ne se renouvelait pas.
Elle avançait, plus rapide et plus libre qu’elle ne l’avait jamais été ; mais autour d’elle, rien ne changeait.
Seul un subtil flétrissement des arbres semblait différencier cette partie de la forêt. Lorsqu’elle les chercha, les insectes se firent plus rares, aussi. Un nouveau craquement accompagna le bruit de ses pas : l’humus avait fait place à un sol plus sec jonché de feuilles mortes.
La silhouette torturée d’un groupement de troncs ralentit ses pas : le motif, comme deux serpents face à face, lui semblait familier. Elle s’arrêta pour l’observer. L’avait-elle déjà rencontré plus tôt ?
Elle continua sa marche, sur un rythme plus rapide. Ses yeux n’étaient plus fixés sur l’horizon, ils dardaient les bois autour d’elle. L’atmosphère de cette partie de la forêt devenait plus épaisse, son odeur légèrement plus âcre, des troncs creux et pourris jonchaient son sol, comme si une tempête l’avait visitée plus tôt.
Soudain, elle s’immobilisa : les deux arbres en forme de serpents se tenaient à quelques mètres d’elle. C’étaient les mêmes.
Elle était revenue au même point.
Son cœur s’emballa, elle retint son souffle pour tenter de calmer les doutes qui menaçaient son jugement, mais c’était trop tard : la peur avait appelé l’hiver, qui couvrait toute la forêt de désolation. Les lucioles avaient disparu. Le silence avait repris ses droits.
Sixtine chercha l’aube dans la brume née quelques instants plus tôt. Elle n’était plus rose et bleue, mais rouge.
Le soleil se couchait, sans s’être jamais levé.
Le froid, profitant de l’agonie de la lumière, perça ses habits mouillés et prit possession de sa peau. Tremblante, la respiration saccadée, elle scruta les bois autour d’elle pour découvrir un quelconque refuge, en sachant qu’elle n’en trouverait aucun.
Car la seule protection dont elle avait besoin, c’était une aide contre elle-même : l’hiver, le froid et la nuit jaillissaient de son angoisse.
Mais comment la calmer, quand elle était seule, perdue au milieu d’une forêt infinie ?
La peur toujours accrochée aux tripes, elle se laissa tomber contre un arbre et se recroquevilla. Elle pria, elle vida son esprit ; mais, toujours, l’obscurité et la pourriture galopaient devant son désespoir, jusqu’à ce que le froid engourdisse ses pensées et gerce ses lèvres.
Était-ce cela, l’enfer ? La lumière qui s’éteint sur un horizon qui jamais ne change ? La promesse d’une aube qui jamais ne s’accomplit ?
Elle avait voulu braver la mort elle-même. Elle avait cru les autres lorsqu’ils lui avaient dit qu’elle était immortelle, que sa vocation était de sauver, qu’elle était la réponse à leurs prières. Quelle arrogance ! Malgré toutes les preuves reçues au Vietnam, malgré toutes ses défaites, malgré sa fragilité mille fois démontrée, elle avait eu l’orgueil de penser qu’elle était plus forte que les autres.
Le destin lui avait réservé l’infâme fin que son orgueil méritait.
Elle allongea ses jambes, cala sa tête contre le tronc glacé, laissa tomber ses mains engourdies de froid sur ses cuisses. Elle ferma les yeux. Le froid était si féroce que chaque mouvement enfonçait des lames dans sa chair. Mais à quoi bon résister ?
Dans la pénombre, elle distingua un mouvement nouveau autour d’elle. D’épais flocons de neige tourbillonnaient en tous sens, comme les lucioles du matin. Certains semblaient venir du sol plutôt que du ciel. Comme les bulles d’eau de la rivière.
Elle ouvrit la paume de sa main ; un flocon s’y posa avec délicatesse. Il demeura longtemps, intact, à fleur de peau. Sixtine se dit qu’elle devait déjà être morte. Quand la chaleur avait-elle abandonné son corps ? À quel moment était-elle passée de l’autre côté ? Y avait-il un autre côté ? Cela avait-il de l’importance ?
Son regard se perdit dans l’observation du flocon et de son extraordinaire architecture. Une fractale. Le même motif, en grand et en petit. Il lui semblait qu’il se déclinait à l’infini. Comme cet endroit.
La neige qui s’accumulait doucement sur la forêt augmenta sa luminosité et sa beauté. Sixtine pensa à Lucia. Des images se superposèrent sur le blanc du sous-bois enneigé : son sourire radieux d’Indonésienne bataillait avec son visage exsangue, à la morgue.
Lucia.
C’était pour elle qu’elle était venue ici. Pour tenter la dernière chance.
Sixtine était peut-être condamnée à une éternité de douleur et de solitude, mais elle ne parvenait pas à regretter. Tant que le plus minuscule des espoirs brillait encore, il fallait le suivre.
Elle ne s’était pas trompée sur l’espoir, oh non. Il existait encore quelque part, elle le sentait. Non, elle s’était trompée sur elle-même. Elle n’avait jamais été à la hauteur.
Thaddeus aussi s’était trompé.
Mais Lucia méritait que tous les anges la protègent. Même ceux qui n’avaient aucun pouvoir.
Les paupières de Sixtine se fermèrent sur le sourire de Lucia. Sa tête retomba sur sa poitrine, remuant les poignards de glace sous sa peau.
Mais elle sentit un chatouillis au creux de sa paume. Elle ouvrit les yeux avec difficulté, son regard brouillé de givre.
Le flocon avait fondu sur sa peau.
Sixtine remua la main.
La goutte scintilla avant de glisser le long des plis de sa peau.
Mais ce ne fut pas le scintillement qui l’intrigua.
Sur la paume de sa main, il n’y avait plus qu’une seule ligne. Et elle bougeait.