Chapitre 210
Jugement Premier

Sixtine suivit la rivière verte qui serpentait à l’intérieur de la grotte sombre. Seule la clarté de l’eau, rendue phosphorescente par les algues, éclairait ses pas. Soudain, des voix multiples s’élevèrent. Elles émanaient d’une lumière orange derrière les falaises noires, de l’autre côté d’une forêt de stalactites géantes.
Sixtine escalada les roches coupantes avec une aisance nouvelle, presque enivrante. Pendant son ascension, elle se prépara à garder son calme quoi qu’il arrive, peu importe ce qu’elle trouverait. Lorsqu’elle se hissa au sommet, elle s’aperçut qu’il surplombait une vaste surface plane, formant un quai sur la rivière verte. Plusieurs stalagmites en sortaient, telles les colonnes d’une ruine antique.
Les voix continuaient de résonner, se réverbérant partout dans la grotte. Pourtant Sixtine n’apercevait personne – seulement des ombres sur la surface inégale des stalagmites. Leurs formes évoquaient des animaux ; elles bougeaient à l’unisson de la lueur dansante dont Sixtine ne pouvait pas voir la source. Les reflets verts de la rivière teintaient le plafond rocheux d’arabesques mouvantes. Une autre source bleue devait être cachée entre les stalagmites, sa clarté, azur elle aussi, reflétée sur le plafond.
— Viens, mon frère. Le tribunal attend.
Sixtine reconnut le timbre et l’ordre, et son sang se glaça.
La voix était gravée dans son âme pour l’éternité et au-delà ; elle en connaissait chaque inflexion, chaque respiration : c’était celle d’Anubis, le dieu à la tête de chacal, le passeur d’âmes.
À Khéops, il lui avait intimé ce même ordre, avant de la mener devant quarante-deux jurés pour la pesée de son cœur. La puanteur de la pyramide envahit alors ses narines, ses doigts se souvinrent des chairs mortes de Seth. Soudain, la roche sous elle devint plus coupante, plus visqueuse, et un long mille-pattes se faufila sur sa main écorchée.
Elle inspira et s’efforça de faire taire les voix de son passé pour se concentrer sur celles qui faisaient vibrer la grotte.
— Prosterne-toi devant Osiris, seigneur du monde des morts et juste juge des âmes. Incline-toi devant les quarante-deux jurés.
Petit à petit, alors qu’elle anticipait cette scène dont elle avait déjà été témoin, ceux qu’elle avait pris pour des ombres prirent corps. Les jurés apparurent d’abord, debout dans les niches à flanc de falaise. Elle reconnut aussi le motif que créaient les reflets de l’eau au plafond : un gigantesque œil vert. Le long bec recourbé de Thot, dieu de l’écriture et de la magie, gardien de la lune, surveillait une délicate balance en or. Sur un de ses plateaux reposait une plume : la plume de vérité de Ma’at.
Les doigts de Sixtine n’avaient jamais touché cette plume – pourtant ses sens semblaient s’en souvenir parfaitement : sa douceur était infinie et aussi familière que la caresse d’une mère.
La balance, elle, était le cœur battant de l’ordre du monde – celui des vivants et celui des morts : elle décidait du sort des âmes. C’était le Jugement.
Derrière la balance, gardant l’entrée d’un ravin sans fond, se tenait une créature aux contours changeants. Son odeur heurta les narines de Sixtine ; c’était la bête qui dévorait les âmes indignes.
La réalité des personnages allait et venait : ils incarnaient les images sur les murs de la pyramide, mais parfois ils n’étaient plus que des ombres, ou des motifs incertains dans la roche. Parfois, le temps d’un battement de cil, ils étaient simplement des hommes et des femmes. Ces apparitions étaient si transitoires que Sixtine ne parvenait pas à les fixer assez longtemps sur sa rétine pour reconnaître leurs traits.
Sur le quai, la silhouette noire, droite et élégante d’Anubis guidait deux ombres, dont la réalité était si précise et constante que Sixtine les reconnut immédiatement :
Lucia Dewi et Jeremy Masseau.
La résignation et la confusion se lisaient sur le beau visage de Lucia, ses cheveux noirs dégoulinant de l’eau de la rivière verte sur sa robe blanche. Jeremy Masseau tira sa jeune épouse par le poignet et la força à se prosterner.
Puis, comme il l’avait fait pour Sixtine, Anubis plongea ses griffes dans la poitrine d’éther de Jeremy Masseau. Les réalités se brouillèrent, mais l’instant d’après, un cœur battant gisait sur la balance de Ma’at.
La grotte résonna d’une longue complainte : le grincement du va-et-vient de la bascule. Sixtine la vit monter, descendre, monter, descendre. Puis ralentir, jusqu’à ce qu’elle soit presque immobile. Le plateau avec le cœur était plus lourd que la plume.
— Une… une offrande à Ma’at ! s’écria soudain Masseau, d’une voix incertaine.
D’un geste brusque, il releva Lucia qui était prosternée, et la poussa devant lui, face à la balance. Elle vacilla, mais réussit à rester debout, les yeux dans le vague.
— L’amour de Lucia, qui est entier et éternel, continua Masseau, la terreur déformant son visage. Ce que tu pèses n’est pas un seul cœur, mais deux, en un seul.
La balance hésita.
Lucia tomba à genoux. Des larmes coulèrent sur ses joues pâles. À ce moment-là, un papillon d’or s’éleva de la main de Masseau, vers le ciel couleur de roche.
— Le papillon le plus rare du monde d’en bas, implora Masseau. Pour nous accompagner dans ce monde-ci, moi et Lucia.
Le plateau contenant le cœur remonta imperceptiblement, puis, comme s’il prenait de l’élan, mit en branle le balancier. À nouveau, la plume montait, descendait, montait.
— Ses ailes portent de la poudre d’or, continua Masseau, sa voix fortifiée, ses yeux hypnotisés par le mouvement du balancier. C’est le dernier du monde d’en bas ! Il est juste pour toi, ô Ma’at !
Enfin, les deux plateaux s’immobilisèrent.
Le cœur était aussi léger que la plume.
Les visions de Sixtine se brouillèrent soudain, effaçant les silhouettes et les remplaçant par des ombres fuyantes. Elle avait compris que le moment d’agir était venu. Mais que faire ?
Elle s’efforça de garder les yeux fixés sur les contours pâles du spectre de Lucia. Cette fois-ci, ce qui naquit en elle fut, non plus l’émerveillement ni l’espoir, mais l’incandescence de la détermination.
Elle se releva de toute sa hauteur, pour dominer la scène en contrebas, ses poings serrés si fort qu’ils semblaient retenir la réalité elle-même. L’ombre de Sixtine assombrit le visage de Masseau, puis tout son être.
Anubis le premier leva sa tête noire et ses yeux gris vers le sommet.
C’était le moment.