Chapitre 211
Impostures

— Imposteur !
L’écho du cri de Sixtine voyagea jusqu’aux niches des jurés, déclencha des torrents de murmures, couvrit le grincement du balancier toujours en mouvement. Bientôt, tous les yeux se tournèrent vers elle.
Sixtine descendit sans peine le relief escarpé de la falaise, ses mouvements précis et gracieux. Pourtant, son cœur battait trop vite et les contours de ce qu’elle voyait se brouillaient.
— Jeremy Masseau, tu es un imposteur et un assassin ! Tu as pris le corps de Lucia, mais pas son cœur ! Sa poitrine est vide, car son cœur ne voulait pas te suivre ! Tu mens à Ma’at !
Les murmures grondèrent, mais les silhouettes disparurent, laissant Sixtine seule dans la grotte. Elle ragea contre la terreur qui collait à ses tripes et qui l’empêchait de voir. Elle serra ses poings jusqu’à ce que ses ongles pénètrent dans ses paumes et calma son souffle. Puis elle s’adressa à l’endroit où l’instant d’avant, les jurés s’étaient levés. Sa voix était plus grave, plus stable.
— Gardez cet homme et jugez son cœur. Il est lourd des crimes commis pour tenter de corrompre ce tribunal.
La vision des jurés revint, si limpide que Sixtine crut reconnaître des visages humains.
— Je suis venue chercher Lucia pour la ramener vers le monde des vivants.
Un chœur de cris s’ensuivit. Sixtine déglutit, observa tous les visages, puis prononça :
— C’est ma vocation.
Sa dernière phrase se perdit dans une cacophonie terrible. Les quarante-deux jurés gesticulaient et débattaient avec fougue. Mais une voix s’éleva parmi les autres.
— C’est elle qui ment !
C’était Masseau, dont la hargne enflammait sa peau terne et déformait sa bouche.
— Mon amour pour Lucia est vrai, et elle a dit oui devant Dieu ! Et mon trésor, mon trésor…
Il attrapa de sa main grasse le papillon qui s’était posé sur les cheveux de Lucia, toujours prosternée.
— Ce papillon est l’obsidia ! Ailes d’obsidienne ! Il n’a pas de prix parce que c’est le dernier. Personne d’autre ne pourra plus le posséder que toi, Ma’at.
Il tenta de le poser sur le plateau de la balance contenant la plume, mais l’insecte s’échappa de ses mains.
Un des jurés cria :
— Thot ! Dis-nous quelle voix est vraie !
Mais Thot, son pinceau d’encre immobile au-dessus de son livre, demeura muet. Délibérément, il interrogea Anubis du regard. Les bras croisés sur son torse noir, les yeux gris du dieu au visage de chacal fixaient Sixtine. Les jurés s’étaient tus, leur souffle pendu au verdict de Thot. Enfin, il ouvrit son long bec courbé, se tourna lentement vers Sixtine et prononça avec la plus grande maîtrise :
— As-tu des preuves ?
Les battements de cœur de Sixtine précédèrent la disparition des silhouettes – pourtant, elle sentait qu’ils étaient présents, leurs regards invisibles pesant sur son souffle. Sa main plongea vers sa poitrine et en sortit le pendentif en fils d’or. Elle l’ouvrit délicatement ; le papillon à l’intérieur trembla.
— C’est une femelle, murmura Sixtine.
À ces mots, l’obsidia prit son envol.
Une clameur immense s’éleva alors, faisant réapparaître les jurés, les dieux, l’émerveillement de Lucia et la face horrifiée de Masseau. C’était comme si le papillon peignait la grotte tout entière de ses ailes d’or. Il virevolta d’abord vers le papillon de Lucia, dont la petite taille et les ailes plus ternes trahissaient le sexe mâle. Les deux insectes jouèrent un instant, puis se réunirent en une danse joyeuse ; ensemble, ils montèrent jusqu’au grand œil vert, leurs ailes d’or chatouillant les reflets de jade.
Puis ils redescendirent en direction de la plume de Ma’at.
Le murmure s’évanouit, laissant place à un souffle rauque à peine audible.
Ils papillonnèrent autour de la plume, le minuscule courant d’air de leurs ailes chatouillant les barbules de soie. Puis ils s’envolèrent à nouveau, pour se poser enfin sur le rebord de l’un des plateaux.
Celui contenant le cœur de Masseau.
L’air s’électrisa, comme si toute la grotte était suspendue au jugement de la balance.
Lentement, un grincement déchira le silence.
Ma’at avait parlé : le cœur était plus lourd que la plume.
Thot pointa son bec vers Masseau et déclara solennellement :
— Ta voix est fausse.
Au moment où l’encre toucha les pages de son livre, Anubis saisit Masseau. L’homme se débattit, mais il n’avait aucune chance face à la musculature noire et brillante du dieu chacal.
Lorsqu’elle se dirigea vers Lucia, Sixtine fut submergée par une joie inattendue, souveraine et nourricière. La jeune femme paraissait toujours perdue, mais ses joues reprenaient déjà des couleurs, ses contours se précisaient, ses mouvements se faisaient plus délibérés : elle reprenait vie. Et cette vitalité renouvelée grandissait dans deux endroits à la fois : dans la présence de Lucia, et dans le cœur de Sixtine.
Un hurlement terrible les fit sursauter. Sixtine eut seulement le temps de voir la tête de Masseau dépassant du ravin, ses yeux écarquillés d’effroi, ses mains tentant de s’agripper aux rebords coupants. Un rugissement énorme, inhumain, le secoua, et il disparut. Ses cris moururent dans les profondeurs brûlantes de la grotte.
La bête avait dévoré son âme.
Au bord du ravin se tenait la silhouette royale d’Anubis, découpée dans la lumière rouge. Il se retourna et posa ses yeux impassibles sur ceux de Sixtine. Elle remarqua quelque chose d’étrange dans son regard, comme un regret – mais tout le corps de Sixtine était mû par une urgence nouvelle. Elle tendit la main vers Lucia, qui tremblait toujours.
— Il est temps de rentrer.
Lucia acquiesça d’un imperceptible mouvement du menton, et Sixtine la guida vers la sortie.
Mais alors que l’aube rose de la forêt colorait déjà les parois rocheuses, la grotte trembla d’un cri féroce.
— Qui es-tu pour oser douter de Ma’at ?
Le corps de Sixtine fut glacé de peur avant même de voir d’où venait la voix, comme s’il savait déjà.
Le grand œil vert d’Osiris.
— Qui es-tu pour questionner l’intégrité de Ma’at, déesse de l’ordre et de la vérité ?
Sixtine agrippa la main de Lucia et fit face à Osiris. Elle intima à son cœur de s’accrocher à l’espoir. Masseau était mort. La vie avait commencé à refleurir sur le visage de Lucia. Elles y étaient presque.
Mais déjà, un à un, les personnages de la grotte disparaissaient, et avec eux, la lumière. La voix terrible d’Osiris, elle, s’amplifiait à chaque mot.
— Qui es-tu, pour prétendre que Ma’at peut être corrompue ? Réponds, qui es-tu ?
— Je suis… je suis…
Mais sa voix était noyée dans l’écho de celle d’Osiris.
— Qui ? Je ne t’entends pas. Tu n’as pas de voix dans ce tribunal.
Un froid glacé s’engouffra dans la grotte, et la lumière s’évanouit encore : même les ombres mourraient. Sixtine serra si fort le poignet de Lucia que les articulations de ses doigts devinrent blanches.
— Qu’as-tu fait pour mériter une place ici ? criait le dieu invisible. Tu n’as aucun pouvoir. Tu n’as aucun pouvoir !
Le vert de la rivière s’éteignit aussi et bientôt la grotte fut plongée dans l’obscurité complète. Pourtant l’œil d’Osiris flottait au-dessus d’elle, et sa voix était aussi claire et aussi monstrueuse que si elle venait de l’intérieur de son crâne.
— Réponds-moi ! Qui es-tu pour prétendre ramener les âmes dans le monde d’en bas ?
Sixtine sentit comme un relâchement dans sa main glacée : Lucia avait glissé à terre, telle une poupée désarticulée. Le souffle de Sixtine s’étrangla d’effroi, et de l’eau noire entra dans sa bouche.
— Tu n’es personne ! hurlait le dieu. Qui es-tu pour oser te mesurer à nous ? Qui es-tu pour te mesurer à Ma’at, le Jugement Suprême ?
La voix explosa dans le cœur de Sixtine et la noya de sa cruauté. Une langueur dangereuse s’empara de ses membres : elle était revenue dans l’eau noire du bayou, se débattant contre le vertige et les formes visqueuses et invisibles qui se frottaient à son ventre froid. La robe blanche de Lucia dansait dans l’eau sale, son corps mort coulant doucement vers les tréfonds, ses yeux ouverts et éteints interrogeant Sixtine.
Une longue vipère d’eau s’enroula dans ses cheveux, et elle sombra dans les abysses obscurs.
Puis le serpent se précipita autour du cou de Sixtine. La dernière chose qu’elle distingua avant de s’étrangler fut le bleu des pupilles du reptile, scintillant au-dessus de sa gueule béante.