Chapitre 2

Xi'an City

La voiture banalisée fendait les nappes de pluie sur les avenues quasi désertes.

Derrière elle, Xi’an City, la lueur néon des pagodes géantes, ses gratte-ciels high-tech et ses remparts du XIVème siècle.

Et deux véhicules qui la suivaient à distance précise, leurs phares traçant des sillons jumeaux sur l’asphalte luisant.

Kaide devait être dans l’une de ces voitures, pensa Yuxin. Qui d’autre faisait partie du convoi?

Aucune autre information ne lui avait été donnée depuis qu’ils avaient quitté son appartement, et elle se retrouvait seule à l’arrière de la voiture, avec deux soldats silencieux à l’avant.

Au moins, elle savait où ils allaient. Et ce n’était pas une consolation.

Les panneaux apparaissant à intervalles réguliers le long de l’autoroute, dégoulinants de pluie sous le faisceau des phares, le rappelaient sans cesse.

Chaque fois que ses yeux croisaient ce nom, inscrit en anglais et en mandarin, son estomac se nouait et une amertume glaciale l’envahissait :

ARMÉE DE TERRE CUITE. 25 km.

L’Armée de Terre Cuite était sans aucun doute la plus importante découverte archéologique du XX siècle en Asie — sinon dans le monde entier.

8000 guerriers grandeur nature, tous différents, tous remarquables; accompagnés de 520 chevaux, 130 chars, des figurines représentant des acrobates, des musiciens et des oiseaux — et 40000 armes, jamais utilisées au combat. Le tout créé pour un rituel funéraire il y avait 2200 ans.

L’Armée de Terre Cuite était devenue l’ambassadrice de la Chine à travers le monde. Aujourd’hui, elle figurait parmi les plus grands trésors de l’humanité, son nom évoqué avec la même révérence que celui de Toutankhamon.

Yuxin peinait à croire à la réalité d’une effraction. 

Tant de temps passé à consulter les meilleurs experts en sécurité pour définir des protocoles inviolables. Des centaines de scénarios passés au crible, analysés, anticipés. Des millions investis dans les technologies les plus avancées.

Et pourtant, quelqu’un serait parvenu à les déjouer ?

Ses supérieurs, bien entendu, ne lui pardonneraient pas. 

Le fait qu’en 1979, alors jeune archéologue, elle ait été l’une des architectes de la découverte du site, puis de son ouverture au public, ne compterait pour rien. Que ce site ait depuis attiré 150 millions de visiteurs, transformé l’économie de toute une région et inscrit la Chine sur la carte culturelle mondiale — tout cela serait oublié. Les fonctionnaires du Parti Communiste avaient la mémoire courte.

Bizarrement, Yuxin ne ressentait presque rien à l’idée de perdre sa carrière.

Kaide non plus n’en sortirait pas indemne – c’était elle qui l’avait nommé directeur du site et du musée – et cette pensée la blessait davantage.

Mais l’idée même qu’on ait pu toucher au site… Profaner ces trésors si fragiles… Eux qui avaient traversé deux millénaires pour raconter leur histoire… Eux dont elle était la gardienne… Sa voix éclata dans le silence de la voiture sans qu’elle puisse la retenir.

— Qu’est-ce qui a été volé?

Le soldat à la place passager ne se retourna pas pour lui répondre. 

— Vous serez informée sur place.

— Quelle zone a été braquée? La fosse 1? 2? Les labos?

— Vous serez informée sur place, répéta le conducteur, son ton plus coupant. 

Mais Yuxin ne se démonta pas.

— Je veux parler au colonel Wei. 

Le soldat assis à la place passager échangea un regard en coin avec son coéquipier, une ombre de malaise traversant son visage. 

— Le colonel Wei a été relevé de ses fonctions. Nos ordres viennent directement de la CMC. 

Yuxin sentit la bile monter à sa gorge. La Commission Militaire Centrale, instance suprême du commandement militaire, agissait sous l’autorité directe du Parti Communiste. Le colonel Wei dirigeait la sécurité du site depuis des années, et était encore en poste la veille. Qu’il ait été relevé de ses fonctions aussi rapidement était de très mauvais augure.

L’archéologue ne put empêcher sa voix de trembler lorsqu’elle intima :

— Ayez au moins la politesse de me dire si je suis en état d’arrestation. 

Les soldats ne daignèrent même pas répondre.

Le silence retomba dans la voiture, seulement troublé par le claquement frénétique des essuie-glaces et le martèlement incessant de la pluie. Les phares des deux voitures qui les suivaient aveuglaient le rétroviseur. Autour d’eux, rien que la pénombre. Yuxin savait que, derrière cette obscurité oppressante, les champs s’étendaient jusqu’aux montagnes.

Ils passèrent un village, puis deux, puis trois. Les façades blanches des maisons traditionnelles cédèrent peu à peu la place aux échoppes de souvenirs, leurs volets métalliques tirés. Çà et là, la lumière rougeâtre et floue de lanternes oscillant dans le vent.

Et partout, le visage des guerriers de terre cuite, dont même les affiches délavées et les enseignes criardes ne pouvaient éroder la majesté.

À l’approche d’un carrefour, Yuxin ressentit un imperceptible soulagement. Ils arrivaient. Dans quelques minutes, elle aurait enfin ses réponses. 

Mais la voiture bifurqua. 

Elle quitta le chemin fléché ARMÉE DE TERRE CUITE et s’engagea sur une petite route serpentant à travers champs.

La main de Yuxin se plaqua contre la vitre froide, comme si elle pouvait arrêter la voiture d’un geste, comme si elle pouvait repousser, de toutes ses forces, l’horreur de la réalité qui se profilait.

Son souffle s’étrangla dans sa gorge, tandis que les battements de son cœur cognaient contre ses tympans.

Non. Non. Non. C’est impossible.

Mais les deux hélicoptères qui apparurent dans le ciel, emplissant la campagne déserte de leur vrombissement, confirmèrent ses plus grandes peurs.

Cette route, cahoteuse et ordinaire, n’apparaissait sur aucune carte touristique, dans aucun documentaire, aucun guide, aucune exposition.

Professeur Yuxin Li était l’une des rares personnes au monde à savoir où cette route menait.

Elle devinait déjà la colline, et la forêt dense qui la recouvrait.

Une effraction sur ce lieu-là était pire que si l’on avait volé l’Armée de Terre Cuite tout entière.

C’était là que reposait ce que les 8000 guerriers avaient pour vocation de protéger.

Un trésor que personne n’avait jamais vu.

Le trésor de Qin Shi Huang, le premier empereur de Chine.

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